Ce matin, comme tous les matins, Léon connecte son pâtoboulot. Les chiffres et les lettres dansent, il sait qu’il doit comprendre cette danse, qu’il doit la chorégraphier et apprivoiser tous ces signes. Il sait qu’il doit intervenir au bon moment et faire voler ses doigts sur son pâtoboulot pour que celui-ci soit satisfait. Pour qu’il ne soupire pas d’agacement devant son incompétence ou pire pour qu’il ne signale pas son manque de rentabilité. Léon transpire, s’agite, il croit repérer le signe et valide, à moins qu’il ne délide… Léon fait marche arrière, console son pâtoboulot, le cajole mais la machine s’emballe, s’énerve, elle n’obéit plus à Léon, elle semble vouloir prendre le contrôle. Les messages d’erreurs et d’alertes s’enchainent, s’emmêlent et se déchainent. Léon panique. Il tapote les touches au hasard, frotte les cordes du petit écran des actions à venir, mélange les graphiques à vendre et ceux à louer, reporte un rendez-vous à ne pas reporter et se fait rouspéter, invectiver, vilipender par le pâtoboulot excédé. Puis c’est le silence de l’écran, le noir des haut-parleurs. Léon reste hébété un instant. Il essaie vainement de remettre en route sa machine mais elle refuse obstinément. Elle lui indique dix minutes de pause imposées. Le message clignote. Le pâtoboulot en a décidé ainsi. Il juge que Léon n’est plus apte à travailler, qu’il doit se détendre. Le petit homme sait ce que ce message signifie. Il veut dire que Léon doit mettre en route son patchodouceur, le programmer sur détente forcée, minuterie dix. Mais Léon n’a pas de patchodouceur. Léon l’a brisé, le jour de ses trois ans.

Il ne se souvient plus de ce qu’il s’est passé ce jour-là. Ses parents, lui avaient demandé de rester assis dans sa chambre, d’écouter la douce sphère derrière son oreille le temps de terminer leurs affaires.

Léon ne savait pas ce qu’étaient les « affaires » à cet âge-là. Il savait une chose. Il voulait voir un oiseau. Ce petit animal lui était apparu lors d’un patchorêve, les rêves inventés pour les enfants par leurs patchodouceurs. Et lorsqu’il s’était déconnecté, il avait supplié ses parents, imploré qu’on l’emmène en voir un. Ses parents très inquiets ne semblaient pas comprendre. Ils ignoraient l’existence de ce mot, noiso… Ils avaient fini par l’attacher dans l’automobile pour l’emmener, non pas voir un oiseau, comme il l’avait espéré un instant, mais chez le médecin. Ils avaient expliqué à l’homme’ sévère la situation, bredouillant et bafouillant. Léon ne comprenait rien. Il y avait des « je ne comprends pas », « tout fonctionne parfaitement », des « ne peut venir de la machine », des « enfant anormal » et des « mais que va-t-il devenir ». Le verdict tomba « il ne sera jamais rentable ». Sa mère en larmes le regardait d’un air de « comment as-tu-pu me faire cela » et son père blême n’osait poser les yeux sur lui. Léon ne savait pas ce qu’il avait fait de mal, mais il se promit de ne plus jamais parler d’oiseau.

Pourtant jamais l’image du petit animal à plumes léger comme l’air, tourbillonnant dans les cieux ne quitta son esprit. Il devait voir cela de ses propres yeux car il savait au plus profond de son âme que les oiseaux-liberté existaient. Ce devait être pour cette raison qu’il éteignit le patchodouceur et grimpa sur le rebord de la fenêtre. La suite est confuse, cri, chute, douleur, peur. Il n’avoua jamais à ses parents ce qui s’était passé. Il regagna sa chambre et essaya de remettre en route le patchodouceur. En vain. Ce fut la panique. Le petit Léon submergé par l’angoisse fit semblant d’être connecté pour ne pas éveiller les soupçons et faire une fois de plus de la peine à sa mère. Il resta immobile deux heures durant, le temps que ses parents terminent leur journée de travail. Deux heures, sans faire de bruit, sans bouger, sans rien à faire d’autre que de s’ennuyer. Cela sembla une éternité pour le petit Léon.

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